À voix haute
 

J'ai toujours pris quelques minutes au cours des rencontres scolaires pour lire à voix haute. Quand l'exercice rituel des questions-réponses s'essouffle, je propose ça. Tout le monde aime : les élèves, les professeurs, la documentaliste… et moi. Je choisis de préférence quelque chose qu'ils ne connaissent pas. J'aime bien surprendre. Ça ne me gêne pas de lire à des 6e des extraits un peu osés de mon récit autobiographique Je voudrais rentrer à la maison. Je vois leurs têtes qui changent : Ah bon, on a le droit d'écrire ça ? Ou bien le contraire : je vais chercher un passage très sentimental dans Le Chagrin du roi mort devant des 4e plus rebelles. Lire à voix haute révèle la nature du texte : son ironie, sa drôlerie, sa gravité. Et fait apparaître au grand jour l'état des personnages ou du narrateur : le doute, l'enthousiasme, l'amertume, l'intériorité, l'indifférence. C'est comme si soudain tout cela sortait du livre. Les élèves sont souvent très surpris de voir à quel point chaque mot à son poids, à quel point le texte est chargé d'intentions, comme on dit au théâtre. J'ai entendu récemment cette réflexion de la part d'un enfant de CM2 : "Je l'avais lu, ce passage, mais j'avais pas vu que c'était drôle !" J'ai la conviction que lire à voix haute devant les classes est un bon déclencheur. Les professeurs devraient être sensibilisés et formés à cette pratique. Mais lire devant des classes constituées ne me suffit pas. Plutôt qu'à un public captif, je préférerai toujours m'adresser à des gens qui sont venus exprès. C'est pourquoi j'ai imaginé ces lectures dites "À voix haute" que je donne hors cadre scolaire, à tout public, et auxquelles je me livre depuis une vingtaine d'années.

L'Enfant Océan

Tout a commencé avec L’Enfant Océan, au début des années 2000. Une amie comédienne, Irène Chauve, et moi avons entrepris de donner des lectures du roman dans son intégralité. Belle aventure ! Nous l'avons lu une vingtaine de fois, la plupart du temps devant des publics d'adultes — je maintiens que L’Enfant Océan est un roman "adulte" ! — dans des petits théâtres, des médiathèques. Nous lisions en voix alternées, chapitre après chapitre, sans nous soucier des voix masculines ou féminines. Nous étions parfois accompagnés par un violoncelliste qui jouait les "Suites pour violoncelle seul" de Bach. C'est pour moi la musique indissociable du roman, écoutée en boucle pendant toute l'écriture. Notre lecture durait 2h20. Je n'ai pas le souvenir que quelqu'un soit parti à l'entracte. Il faut dire que L’Enfant Océan se prête merveilleusement bien à la lecture à voix haute. Il s’agit d'une polyphonie de voix. Très rythmée. On dirait que c'est écrit pour le théâtre. J'ai le souvenir de certaines soirées vraiment délicieuses, avec une trentaine des spectateurs seulement — la lecture attire rarement les foules —, mais marquées d'une complicité parfaite entre nous, les deux lecteurs, et entre tous les auditeurs présents. On arrivait à regret à la dernière ligne du texte : "Le bateau filait à bonne allure. Plein ouest." Je me rappelle aussi une séance "magique" où, au premier rang, trois enfants d'une dizaine d'années, qui avaient sans doute étudié le roman à l'école, ont anticipé à trois ou quatre reprises sur la fin de nos phrases. J'entends encore leur voix chuchotée, à la fin de la première partie : "Où es-tu maintenant, petit Yann ? Où as-tu entraîné tes frères ?"

Les autres textes

C'est ainsi que j'ai pris goût à cet exercice particulier : lire en public, et j'ai continué tout seul. Mais j'ai cessé de lire L’Enfant Océan. J'ai fait une sélection de textes courts et d'extraits de mes autres romans. J'ai lu très souvent dans La Rivière à l'envers — le premier chapitre, et celui intitulé "Une devinette" ; La Ballade de Cornebique — le premier chapitre, celui de la rencontre avec Lem, celui de l'enlèvement de Grand'mère ; L'Homme à l'oreille coupée ; La Troisième Vengeance de Robert Poutifard — le premier chapitre et celui de l'inspection ; etc. Curieusement, je ne lis presque jamais d'extraits dans Le Combat d'hiver, qui est pourtant mon roman le plus connu. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être à cause de la difficulté à trouver un passage assez autonome qui ne m'oblige pas à trop expliquer. Ou peut-être parce que… ça m'intimide. En ce moment, j'aime lire des extraits de La Prodigieuse Aventure de Tillmann Ostergrimm. C'est un roman que j'aime beaucoup, mais qui n'a jamais pu se faire sa place — il est arrivé pour son malheur juste après Le Combat d'hiver —, et je le défends de cette façon. Je lis le passage où Tillmann découvre son don de lévitation, ou bien celui de sa rencontre avec Lucia, la plus petite femme du monde, ou bien celui de la première représentation au cirque Globus. Un vrai plaisir. Il m'arrive aussi de lire des pages de mon manuscrit en cours. Je le fais volontiers avec le roman que je suis en train d'achever — nous sommes en mai 2010 au moment où j'écris ces mots. C'est proche de la science-fiction. Je prends le tout début du roman, ou bien le passage que j'appelle le passage de la "respiration".

Le triangle

J'aime beaucoup le triangle que font, pendant la lecture : 1 le lecteur, 2 le livre et 3 le public. Je lis debout, ou bien avec un bout de fesse sur un tabouret haut, avec le livre dans la main droite. Je pourrais parfois m'en passer — je connais par exemple par coeur L'Homme à l'oreille coupée —, mais je préfère le garder. Ça me permet de lire et de jouer en même temps. Ça me donne un point d'appui, de la sécurité et de la liberté. Quand je m'apprête à lire, et même s'il y a beaucoup de spectateurs, je n'éprouve aucun trac, aucune tension, mais au contraire l'impatience de commencer pour partager cet instant avec les gens qui sont là. Alors que j'étais un champion du trac quand j'étais comédien… Je m'amuse à accélérer, à ralentir, à moduler, à jouer avec les silences. J'essaie de varier la façon d'aborder un texte, même si c'est la centième fois que je le lis. Mon grand plaisir, ma jubilation, c'est de faire rire. Je considère que c'est un cadeau. Je ne suis jamais satisfait à cent pour cent d'une lecture où on n'a pas ri.

Jean-Claude Mourlevat et Leonardo Sanchez
Photo Guy Roumagnac

Après L’Enfant Océan, j'ai fait une deuxième fois l'expérience de lire un roman dans son intégralité, ou presque, avec Je voudrais rentrer à la maison. Je l'avais écrit en écoutant les "Études de Sor", et elles restent pour moi la musique associée à ce récit, mais en lecture je laisse le choix au musicien qui m'accompagne. J'ai eu des partenaires formidables comme Leonardo Sanchez (guitariste) ou Raphaël Imbert (Saxophone et clarinette basse). Je ne me lasse pas de cette lecture. Je picore parmi les chapitres très courts de ce texte, suivant l'humeur. Il y en a de très drôles et d'autres très mélancoliques. J'aime bien passer des uns aux autres. Un autre excellent souvenir, ponctuel celui-là : la lecture à deux voix de Sous le grand banian, avec Fanny Cottençon. C'était à Étonnants Voyageurs en 2008, je crois.

Les ondes

Quand je me présente devant le public, je ne sais pas quels extraits je vais lire. Je pose les livres sur la table et je choisis au tout dernier moment en fonction des gens qui sont là, du lieu, du moment et de mon envie. Dès le début je sens les ondes. C'est chaque fois différent. Parfois on commence en mode mineur, les gens sont attentifs et c'est tout, et puis ça monte, ça monte. J'adore ça : gagner leur confiance, leur complicité. D'autres fois, il y a une attente très forte, on vous guette dès le premier mot, le silence est absolu. Il faut alors détendre, dédramatiser, j'appelle ça "déconner". D'autres fois encore, il faut s'imposer parce qu'il y a du mouvement, du bruit, de la dispersion. Il faut obliger à écouter. J'aime ça, mais il faut faire attention car ça peut pousser à surjouer et ce n'est pas bien pour les nuances.
Je n'ai pas la technique parfaite des très bons lecteurs. Ni la voix. Je fais avec ce que j'ai. Je m'amuse. Ça ne m’a pas empêché d'enregistrer un "Écoutez lire" pour Gallimard, La Ballade de Cornebique. J'ai dû amputer le texte d'un tiers pour que ça passe sur 2 CD. À l'écoute je ne suis pas mécontent, mais j'aurais peut-être pu me "lâcher" davantage. Il est vrai que lire tout seul dans un studio, ce n'est pas lire devant les vrais gens. On est privé de leurs réactions, de leurs rires, on ne peut s'appuyer que sur sa propre énergie, alors qu'une lecture en public, c'est justement une circulation d'énergie.
J’ai aussi enregistré pour Écoutez Lire : La troisième vengeance de Robert Poutifard et pour Audiolib : l’intégrale de La rivière à l’envers.

Papa, tu nous lis un livre ?

Pour conclure, j'ai envie d'évoquer mes plus belles lectures : ce sont celles faites chez moi, sur le canapé, pour mes deux enfants, quand ils étaient encore petits, un de chaque côté. On a lu ainsi tout Roald Dahl ; Les Aventures de Pinocchio ; presque tout les Benoit Brisefer ; presque tous les Tintin ; Le Magicien d'Oz ; Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson ; Robinson Crusoé ; Moby Dick, et tant d'autres textes enchanteurs. J'ai une gratitude infinie pour tous leurs auteurs. Et la mélancolie de ce temps révolu.

Écouter un extrait d'une lecture à voix haute
de L'homme à l'oreille coupée

Dédicaces
Signature pour Le chagrin du roi mort, salon de Montreuil, 2009.
Cette jeune fille qui attend sagement son tour s'appelle Rachel.
Elle joue du violoncelle et compte parmi mes plus fidèles lectrices.

Les séances de dédicaces ne sont pas une corvée pour moi. J'apprécie de rencontrer mes lecteurs. Parfois, c'est pour une simple signature, mais quand c'est possible nous prenons le temps de bavarder. Beaucoup connaissent plusieurs de mes romans et me parlent de celui qu'ils préfèrent, du chapitre, de la phrase même, parfois. Ça me touche et me conforte dans l'idée que je dois continuer à me creuser la tête. Plus encore que les livres neufs, j'aime signer les livres abîmés à force d'avoir été lus et relus.